Metier du jour: Record manager

Un professionnel de l’information et du patrimoine

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L’archivage électronique est plus sophistiqué, le profil du « Records manager » aussi. Le volume croissant des documents électroniques et papier dans les organisations impose la mise en place d’un système d’archivage fiable. D’ordre logistique d’abord, cette nécessité est aussi légale et réglementaire. De plus, la maîtrise du patrimoine informationnel est un enjeu d’efficience et de qualité. L’archiviste ou le “records manager” est la clé de voûte de cette politique, son profil a donc beaucoup évolué. Issu de la documentation, il a l’oreille de la direction générale et joue un rôle d’évangéliste auprès des utilisateurs des systèmes d’archivage. Car l’enjeu est dorénavant moins technique que managérial et culturel. Il doit faire valoir la valeur stratégique de l’archive et mettre en place la politique adéquate.

La dématérialisation génère un volume sans cesse croissant de documents. En 2010, les informations échangées par e-mails représentaient 7 000 pétaoctets (106 gigaoctets), soit 3 500 fois le volume cumulé de toutes les bibliothèques des États-Unis ! Une inflation d’informations qui, à la différence du papier, ne se matérialise pas sous la forme d’une rangée de cartons dans un couloir, mais se trouve stockée dans les serveurs toujours plus puissants du service informatique. Toutefois, cette hausse de la volumétrie finit par coûter cher à l’entreprise.

L’idée de rationaliser la conservation des documents qui pourront être utiles dans l’avenir fait son chemin. C’est ainsi que les solutions logicielles de gestion électronique de documents (GED) ont fait leur apparition et donnent un accès transverse à la mémoire de l’entreprise. Toutefois, cette solution ne peut être que temporaire, car les systèmes de GED n’ont pas une capacité de stockage illimitée, et surtout n’offrent pas les garanties nécessaires de sécurité, notamment en matière de valeur probante. C’est ainsi que se pose la question de l’archivage électronique.

En matière d’archivage, tout le monde connaît la pièce ou la remise où s’entassent des cartons au contenu lointain. L’arrivée des documents électroniques modifie la situation en multipliant les supports. L’exemple du mail est à cet égard éclairant. Les boîtes électroniques recueillent aujourd’hui 80 % de l’information de l’entreprise, les messages doivent donc être archivés, en prenant en compte leur niveau d’importance et des aspects légaux, relatifs notamment aux informations personnelles. Cette dimension légale et réglementaire est devenue centrale depuis dix ans.

Depuis la loi du 13 mars 2000, le document numérique possède en effet la même valeur qu’un document papier. L’administration française pousse à la dématérialisation des documents à valeur légale, mais aussi de toutes opérations contractuelles, comme les soumissions de candidatures d’achat public. Ainsi, depuis le 1er janvier 2012, les appels d’offres pour les marchés publics supérieurs à 90 000 euros sont-ils ouverts à la soumission par voie électronique. À l’échelle européenne, la Commission souhaite voir la facturation électronique se généraliser d’ici à 2020.

Les autorités y voient une façon d’acquérir un avantage compétitif pour “raccourcir les délais de paiement, réduire les risques d’erreur et diminuer les frais d’impression et d’envoi”. Aiguillonnées par la puissance publique et attirées par la facilité apparente des processus à mettre en œuvre, les entreprises créent de l’information électronique à tout va, jusqu’à ce que les volumes à traiter et à organiser deviennent problématiques. Car la profusion et l’intégralité des données produites, loin d’améliorer l’efficacité et le rendement, créent un “bruit” qui rend toute recherche souvent vaine sans l’aide d’un ordonnateur central. Gérer cette masse d’informations pour la rendre intelligible et exploitable, voilà donc le rôle de l’archiviste ou, selon l’expression américaine, du records manager.

Fonction à la croisée des chemins
Sa mission consiste à organiser, hiérarchiser et mettre en place un système de classement de l’information. “Le records manager doit comprendre et décrire les processus puis évaluer les documents à tracer en priorité”, résume Michel Cottin, administrateur à l’ADBS (Association des professionnels de l’information et de la documentation), président de la commission de normalisation Afnor sur les archives et les documents d’activité, et également records manager d’une grande société de télécommunications. Cependant, “l’expression anglo-saxonne de records manager recoupe une réalité un peu différente de l’archiviste tel que nous l’entendons en France”, explique Philippe Lenepveu, responsable des études d’organisation et d’informatisation des services d’archives au sein de Tosca Consultants, cabinet de conseil en systèmes d’information.

En effet, il faut distinguer trois catégories d’archives : les archives courantes, soit les documents et dossiers ouverts ou récemment clos, gardés dans les bureaux pour le traitement des affaires ; les archives intermédiaires, ou les documents sortis de l’usage courant, mais qui doivent être conservés selon une durée d’utilité administrative et qui répondent à des obligations légales et réglementaires ; et enfin, les archives définitives qui, après évaluation, seront conservées sans limitation de durée et touchent à la valeur patrimoniale de l’entreprise. Cette classification permet de saisir un point central dans le cycle de vie d’un document : une archive a, dans la majorité des cas, vocation à être détruite, et seuls 10 % du volume seront conservés au-delà de 10 ou 20 ans.

Quant à la distinction entre records manager et archiviste, “aux États-Unis, le records manager gère les archives courantes et intermédiaires, tandis que l’archiviste gère les archives définitives” précise Philippe Lenepveu. En France, on ne parle que d’archiviste. Des réalités quelque peu différentes, mais dont l’objet reste le même, à savoir mettre en place un système de classement de l’information pour des avantages multiples. Nées de l’attente des entreprises en la matière, des offres de stockage externalisées ont ainsi vu le jour. Souvent issus de l’archivage physique, ces tiers archiveurs sont à même d’assurer la mission de stockage et de conservation dans le respect des règles de la documentation et des contraintes légales et réglementaires, pour garantir la valeur probante. Les avantages pour les clients sont multiples.

Activité à valeur ajoutée
“Souvent, les sociétés s’adressent à nous suite à un contrôle fiscal, parce qu’un déménagement arrive dans trois semaines ou parce que le records manager est parti” résume Xavier Berloty, directeur de Locarchives, un archiveur papier et numérique qui gère les archives de 4 000 clients dans tous les secteurs d’activité. On le voit, le passage à l’archivage est souvent dicté par des considérations logistiques et de sécurité des personnels.

“Les archives papiers courantes sont rangées dans les bureaux, les intermédiaires dans les couloirs et les définitives à la cave, complète Philippe Lenepveu. La décision d’entamer une politique d’archivage vient souvent des pompiers qui pointent les manquements à la sécurité en matière de circulation et d’accès aux locaux.” Mais l’électronique est déjà bien installée et la question du papier, si elle reste incontournable, n’est plus l’unique mode de gestion des archives. Et pour alléger les serveurs internes, les tiers archiveurs proposent des solutions d’archivage sécurisées et des interfaces uniques pour gérer le double flux papier et électronique. La croissance que connaît cette activité depuis plus de dix ans témoigne aussi de l’importance stratégique et organisationnelle acquise par l’archivage.

“Il y a trois raisons à la mise en place d’un projet d’archivage : améliorer l’efficacité opérationnelle, réduire les coûts, et sécuriser l’information, en structurant la copie électronique et en ayant recours au stockage à valeur probante, recevable devant un tribunal, analyse Jérôme Pariscoat, directeur général de Novarchive, une société d’archivage dont les clients sont issus de l’industrie, l’aéronautique, la banque, les travaux publics ou du secteur public (CAF, CPAM). Il s’agit avant tout de réduire les risques liés à la perte d’information, pour éviter un coût majeur dans un contexte de multiplication des contentieux” résume-t-il. Les tiers archiveurs fournissent des services selon des normes, comme celle en cours en France, dite NF 42-013, devenue aujourd’hui une norme internationale ISO 14641-1.

Pour sécuriser et mettre en confiance leur clientèle, certains tiers archiveurs adhèrent à la Fédération nationale des tiers de confiance (FNTC), une institution créée sous l’égide du Conseil supérieur de l’Ordre des experts-comptables, du Conseil national des greffiers de tribunaux de commerce, de la Chambre nationale des huissiers de justice. De même, l’agrément du Service interministériel des archives de France (SIAF) autorise les tiers archiveurs à stocker les archives courantes des administrations.

Ainsi, même si les solutions techniques restent très mouvantes en raison de la jeunesse du secteur, les tiers archiveurs font montre de leur volonté de coller aux meilleures pratiques car, insiste Jean-Marc Rietsch, expert international en archivage électronique et président de la Fedisa (Fédération de l’ILM (Information Lifecycle Management), du stockage et de l’archivage), “le système ne fonctionne que sur la confiance”. Et sur la bonne organisation du Système d’archivage électronique (SAE), défini par le records manager.

Une mise en place délicate et lourde en enjeux
Au vu des conséquences futures des choix d’archivage, ce type de projet doit être géré très en amont. Cette mission principale échoit à l’archiviste. Celui-ci, formé à la documentation (Écoles des Chartes, Institut national du patrimoine, master en université ou DUT), va s’immerger dans la culture de l’entreprise et prendre connaissance des spécificités métiers. “Dans un projet d’archivage, il s’agit en premier lieu d’identifier la masse documentaire selon deux axes : premièrement par la nature juridique des documents, et deuxièmement par leur usage, autrement dit leur fréquence de consultation, qui dépend de l’avancement dans leur cycle de vie”, explique Jérôme Pariscoat.

Pour l’aider à s’orienter dans cette forêt d’exigences et d’obligations, la norme ISO définit toutes les obligations liées au respect des divers codes et textes législatifs (code du commerce, code du travail, code du patrimoine, respect de la vie privée, jurisprudence…). Ensuite il intégrera dans le SAE, en sus de ces paramètres, les spécificités métiers et les choix volontaires des entreprises, comme les bonnes pratiques ou les codes éthiques. Toutefois, il ne se substitue en aucun cas au juriste ou au comptable, et encore moins au service informatique.

“Pour arriver au caractère probatoire selon les spécifications métiers, nous définissons des métadonnées avec, par exemple, le service de contrôle de gestion pour le reporting, mais nous ne devenons pas pour autant administrateurs des documents du département gestion” précise Michel Cottin. Le records manager établit également une hiérarchie des documents selon leur importance présente, leur criticité. “Après Fukushima, l’un de nos centres de recherche au Japon avait été touché par le tremblement de terre, mais nous avions établi préalablement un référentiel de conservation indiquant les documents les plus critiques, illustre Michel Cottin. Nous avons ainsi pu évacuer le bâtiment en emportant en priorité les documents vitaux.”

Le records manager agit en conformité avec les choix retenus par le DSI. Ce point est source de beaucoup d’incompréhensions. Car si la dimension technique est du ressort des services informatiques, ceux-ci ont parfois du mal à saisir qu’ils n’en sont que les gestionnaires opérationnels. “L’archivage est souvent le parent pauvre des projets de dématérialisation, pointe Gilles Moujeard chez Micropole, société de conseil et d’ingénierie spécialisée dans la business intelligence. Les DSI n’y voient souvent qu’un coût et font confiance à leurs propres systèmes de stockage ; il y a une réelle ambiguïté entre la nécessité de mettre en place des solutions métiers et la volonté des DSI d’assumer cette charge en interne.”

Cependant, poursuit l’expert, “le DSI apporte une réponse technique pour le stockage, mais un système d’archivage possède des niveaux de sécurité que n’offre pas le stockage ; tous les éléments archivés sont reliés entre eux et il est impossible de retirer un élément seul du système, ce qui n’est pas le cas dans un système de stockage.” Il revient donc au records manager “d’argumenter en permanence auprès de la direction sur la pertinence des choix retenus”, insiste Philippe Lenepveu.

Ainsi le records manager ne peut-il travailler qu’en collaboration étroite avec tous les services émetteurs de documents. Sa mission est transverse et il doit faire preuve d’un bon sens du contact et de pédagogie pour amener chacun à adopter les règles de classement qui seront mises en place. “Il a un rôle de conseil et doit être un fin connaisseur des organisations, précise Philippe Lenepveu. Dans la pratique, il se déplace de service en service et nomme un correspondant dans chacun d’eux pour assurer la mise en œuvre des procédures.” Un mode d’organisation qui, au final, ne diffère en rien des méthodes classiques de management et de suivi de projet. De fait, la réussite de l’archivage dépend moins des capacités du records manager que de l’importance que la société accorde au projet. La dimension culturelle prend ici toute son importance.

Problématique managériale de la fonction
“Très clairement, l’archiviste devrait se trouver près de la direction générale du fait de son rôle stratégique et transverse, préconise Philippe Lenepveu. C’est un métier très proche de la qualité, qui doit être décidé et suivi au plus haut niveau.” On le voit, la réussite d’un projet d’archivage passe par l’évolution des mentalités et des pratiques managériales. “L’enjeu essentiel – que nous avons du mal à faire connaître – est de l’ordre de la stratégie, conclut Jean-Marc Rietsch : Comment faire entrer les systèmes d’information dans une logique stratégique ?” Toutefois, les mentalités évoluent sous la pression réglementaire et du développement du management du risque.

“Il y a un énorme travail pour évangéliser les clients et les entreprises, mais les gens sont de plus en plus éveillés et informés sur l’importance de la question, confirme Xavier Berloty, de Locarchives. C’est d’ailleurs à la demande des clients que nous avons enrichi notre offre de services.” L’avancement des projets d’archivage est bien plus poussé dans les grands groupes, les PME ne disposent souvent pas des moyens pour s’offrir les services d’un archiveur. Mais Michel Cottin tempère : “dans certaines PME, la prise de conscience de la nécessité d’une gestion de la production documentaire arrive par le contrôle de la qualité, comme dans l’agroalimentaire, où il existe beaucoup de normes et contraintes ; ces PME font alors appel à des consultants spécialisés dans la qualité qui les amènent vers l’archivage”.

Et puis les acteurs, notamment les tiers archiveurs, conscients du marché potentiel, joignent à leur offre de services la délégation de spécialistes de la documentation pour la mise en place et le suivi d’une politique d’archivage cohérente chez leurs clients.

Premier âge avant la maturité
Mais les pesanteurs restent fortes, étroitement corrélées au caractère mouvant du secteur. Le système n’est pas encore mature, clients et DSI restent encore sceptiques. D’autant que la normalisation à l’international demeure un chantier énorme, source d’incertitudes. “L’Europe se met à la signature électronique pour aller vers l’interopérabilité, mais aujourd’hui, en France, un postulant étranger pour un marché public à 50 % de chance de se faire rejeter car sa signature ne sera pas reconnue, déplore Jean-Marc Rietsch. Résultat : les entreprises y vont à reculons.”

Comment concilier les différences entre les réglementations nationales est une question brûlante. Par exemple, le cahier de laboratoire dématérialisé – pièce essentielle d’enregistrement des travaux quotidiens dans les laboratoires de recherche pharmaceutique – sera recevable et opposable sur le territoire français, mais le socle technique selon lequel il est élaboré sera-t-il reconnu aux États-Unis ? Plus généralement, les supports et les techniques évoluent plus vite que les lois et les règlements, et représentent une source d’incertitudes. Comment accéder à ses archives enregistrées sous des formats propriétaires si dans cinq ans, une autre solution logicielle est retenue par l’entreprise ? Des questions qui illustrent la progression chaotique de la dématérialisation et de l’archivage, même si à terme, le système devrait se stabiliser. En attendant, la question de l’archivage n’est pas encore une affaire classée.

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